23.

 

 

— J'aimerais bien que tu essayes de prendre un peu de repos.

Tucker remâchait son impuissance tandis que Caroline utilisait son nécessaire de maquillage pour dissimuler les séquelles d'une longue nuit sans sommeil.

— Je ne pourrais pas, répondit-elle.

Elle appliqua une deuxième couche d'anticernes sous ses paupières et en estompa les contours.

— Tout ce que je ferais, ce serait rester assise, là, à attendre les coups de téléphone.

— Viens donc à Sweetwater avec moi, insista Tucker.

Debout derrière elle, il contemplait le reflet de la jeune femme dans le petit miroir de la salle de bains. Malgré les circonstances, il goûtait un sentiment d'intimité puissant et singulier à partager ainsi avec elle ce lieu réservé, à être le témoin de ce rituel féminin immémorial.

— Tu pourras faire la sieste dans mon hamac.

— Tucker, ne t'inquiète pas pour moi. Pensons plutôt à Darleen. Et puis aux Fuller, à Junior. A son petit bébé... Mon Dieu.

Luttant pour tenir le choc, elle plongea à plusieurs reprises la brosse de mascara dans le tube.

— Comment tout cela a-t-il pu arriver?

— Nous ne savons pas encore s'il est arrivé quoi que ce soit. Peut-être est-elle juste partie quelque part. Billy T. affirme ne pas l'avoir vue. Mais même s'il l'avait vue, il préférerait encore mentir par peur des réactions de Junior.

— Pourquoi diable a-t-elle abandonné sa voiture sur le bas-côté de la route ?

Ils en revenaient toujours à la même question.

— Peut-être avait-elle rendez-vous à cet endroit. Le coin est sacrément désert, là-bas. Elle a pu quitter sa voiture pour rejoindre quelqu'un d'autre, dans l'espoir de faire passer une ou deux nuits blanches à son mari.

— J'espère que tu as raison.

Elle commença à se peigner les cheveux, puis se tourna brusquement.

— Dieu fasse que ce soit toi qui aies raison, reprit-elle. Autrement, cela voudrait dire que...

— Ne laisse pas ton imagination t'emporter, l'interrompit Tucker en lui serrant tendrement les bras. Rappelle-toi : « A chaque jour suffit sa peine. »

— J'essaye de ne pas l'oublier, crois-moi.

Elle s'abandonna un instant contre lui. La minuscule salle de bains était encore embuée par la vapeur de la douche qu'ils avaient prise ensemble. Les premières lueurs de l'aube poignaient derrière la haute baie qui éclairait la pièce.

— Si ma mère a vu juste, les journalistes devraient arriver avant la fin de la journée. Cela, néanmoins, je peux encore l'assumer.

Elle fit une pause et poussa un long soupir.

— Oui, je le peux. Mais je me sens aussi le devoir d'aller voir les Fuller pour apporter mon soutien à Happy, et ça, je ne suis pas sûre de pouvoir le supporter.

— Elle a déjà toutes les personnes qu'il faut autour d'elle. Tu n'es pas obligée d'y aller.

— Si. Soit je reste à l'écart ici, soit j'y trouve enfin ma place, et dans ce cas, mon succès dépend de la façon dont je me comporte avec les autres, n'est-ce pas?

Tucker hocha la tête. N'avait-il pas, la veille même, tenu un propos semblable devant Cy? songea-t-il. Assurément, il était dur de réfuter ses propres opinions.

— Je reviendrai te voir dès que possible. Enfin, si c'est possible.

Elle acquiesça à son tour. Un coup de Klaxon attira son attention vers la fenêtre.

— Ce doit être Burke, dit-elle. Il fait presque jour.

— Je ferais mieux d'y aller, alors.

— Tucker...

Elle le retint par la manche de la chemise et l'embrassa. D'un baiser doux, paisible, réconfortant.

— C'est tout.

Il laissa sa joue reposer contre la sienne un dernier instant.

— C'est assez, dit-il.

 

Bien qu'il fût à peine 8 heures du matin lorsque Caroline arriva chez les Fuller, Happy n'était pas seule. Les amis et la famille avaient resserré les rangs. Du café avait été remis à chauffer pour remplir le pot déjà vide. Bien que nul ne songeât au repas, des femmes, comme de coutume, s'étaient réunies dans la cuisine pour se rassurer l'une l'autre.

Caroline hésita sur le seuil de la pièce, en deçà du cercle de sympathie formé autour de Happy. Elle reconnut les personnes présentes : Susie faisait sauter Scooter sur ses genoux ; la femme de Toby, Winnie, rinçait des tasses dans l'évier; Birdie Shays se tenait fidèlement au côté de Happy; quant à Marvella, elle était en train de déchirer silencieusement une serviette en papier.

Caroline ressentit si mal son intrusion qu'elle manqua s'en retourner chez elle. Ce fut Josie qui, l'apercevant la première, l'accueillit avec un sourire las et bienveillant.

— Caroline, tu as une mine de déterrée. Viens un peu par ici qu'on te bourre les veines de café.

— Je venais juste...

Elle jeta un regard désemparé sur chacune des personnes présentes.

— ...je venais juste voir si je pouvais être utile.

— Il n'y a rien à faire, sinon attendre, répondit Happy en lui tendant la main.

Caroline s'avança pour la lui serrer, pénétrant ainsi dans le cercle.

Elles attendirent donc, dans une atmosphère où se mêlaient parfums et chuchotements, en discutant des enfants, des hommes et de la manière de consoler un bébé qui n'arrêtait pas de pleurer. Délia les rejoignit vers le milieu de la matinée, ses verroteries tintinnabulantes aux poignets et un panier de sandwichs sous le bras. Elle força Happy à se restaurer un peu, reprocha à Josie d'avoir préparé un café trop fort et calma les pleurs de Scooter en lui donnant à mâchouiller l'un de ses chatoyants bracelets de plastique.

— Il a les couches mouillées, ce petit, déclara-t-elle. Ça se sent à trois kilomètres.

— Je vais le changer, proposa Susie.

Elle souleva Scooter qui était occupé à faire rebondir le bracelet de Délia sur le carrelage.

— Faut dire qu'il est fatigué, aussi. Hein, petit bout? Je vais le coucher, Happy.

— Il dort mieux avec son petit ours en peluche jaune, déclara cette dernière.

Elle serra ses lèvres tremblantes.

— Darleen l'a laissé dans son parc hier, avant de partir.

— Et si tu allais le lui chercher, Happy? intervint Délia tout en prévenant du regard les protestations de Birdie.

Happy hocha la tête et sortit.

— Elle a besoin de s'occuper, poursuivit Délia à voix basse. L'inquiétude est en train de la miner. On a d'ailleurs toutes besoin de s'occuper. Birdie, regarde donc si tu peux trouver de quoi nous faire un de tes parfaits à la gelée. Il aura le temps de refroidir d'ici à cet après-midi. Marvella, arrête de te tordre les mains et va nous presser quelques citrons. Winnie, je pense que tu devrais concocter une de tes fameuses tisanes pour Happy. Que ça la fasse dormir un peu.

— J'y avais déjà songé, mademoiselle Délia. Mais je ne pensais pas qu'elle en boirait.

Délia eut un sourire triste.

— Elle en boira si je le lui demande. Madame m'a tenu tête des années durant, mais j'ai de la patience. Josie, toi et Caroline, vous laverez la vaisselle.

— Une femme de ton autorité aurait dû se reconvertir en commandant des marines, s'exclama Josie en empilant toutefois les assiettes.

Désormais, chacune avait un but et se sentait solidaire des autres. Caroline se surprit à adresser un sourire à Délia.

— Dites, madame, comment dois-je faire pour être comme vous quand je serai grande ?

Aux anges, Délia se mit à jouer avec les gros boutons dorés de son corsage.

— Eh quoi, mon enfant, tu n'as qu'à apprendre à te servir de tes propres talents. Nous en avons tous, mais peu savent les utiliser de manière constructive.

— Les autres filles de Happy devraient être là, s'écria Birdie en refermant violemment les portes d'un placard. C'est leur devoir.

— Elles seront là quand il le faudra. Dis-moi, Marvella, c'est comme ça que ta mère t'a appris à presser des citrons? Allons, ma fille, du nerf!

Satisfaite, elle commença à déballer les sandwichs qui n'avaient pas encore été entamés.

— Les filles de Happy doivent elles-mêmes s'occuper de leur famille, Birdie. Elles ont un travail, une maison à tenir. Ne serait-il pas déraisonnable qu'elles fassent tout ce chemin alors que Darleen est sans doute partie prendre un peu l'air?

— Mademoiselle Délia? murmura Winnie.

La femme de Toby était en train de répandre des herbes dans une jarre qu'elle avait posée sur le feu. Elle avait de gracieuses petites mains. C'était une femme tranquille qui préférait l'action aux paroles. Et quand elle parlait, sa voix était aussi douce et onctueuse que de la crème.

— Je vais laisser le mélange infuser comme du thé. Il n'est pas fort, juste assez pour que ça la calme.

— Voyons voir, dit Délia en la rejoignant devant la cuisinière.

Elles se mirent à marmonner de concert tout en reniflant la mixture. Birdie ignora leurs conciliabules. En tant que femme de médecin, elle jugeait malvenu d'approuver ces décoctions de rebouteux.

— Puisque ma présence ici n'est plus nécessaire, s'écria Josie en s'essuyant les mains à un torchon, je vais aller mener ma petite enquête.

— Dehors, il y a plus d'une douzaine d'hommes qui s'en sont déjà chargés, répliqua Birdie d'un ton mordant.

Josie eut un haussement de sourcils. Tant pis, se dit Birdie, il fallait bien qu'elle passe sa frustration sur quelqu'un !

— Les hommes ne savent pas toujours où il convient de rechercher une femme, repartit Josie en saisissant son sac à main. Je vais d'abord m'enquérir de cousine Lulu, Délia. Ensuite, je passerai chez Billy T. S'il est au courant de quelque chose, il sera plus disposé à me le dire à moi qu'à un homme.

— Il n'y a vraiment pas de quoi s'en vanter, marmotta Délia.

— C'est ainsi, on n'y peut rien, rétorqua Josie en haussant les épaules. Et puis, il vaut mieux que Happy sache au plus tôt ce qui s'est réellement passé. Elle va finir par se rendre malade à force d'attendre.

Personne ne trouvant à lui répliquer, elle sortit par la porte de la cuisine. Quelques instants plus tard, elles entendirent vrombir le moteur de sa voiture.

— Si le Billy T. sait où Darleen est partie..., commença Birdie.

— S'il le sait, l'interrompit Délia, Josie le découvrira aussi sûrement que le Seigneur a créé des petites pommes vertes.

Elle tendit à Winnie une tasse pour que celle-ci la remplisse du sédatif qu'elle avait concocté.

— Il s'est endormi comme un petit ange, déclara Happy en revenant dans la pièce.

Elle arborait son fameux sourire, mais il était un tantinet crispé.

— Ce n'est pas comme sa maman, poursuivit-elle. Eh quoi, Darleen refusait toujours de s'endormir, à croire qu'elle avait peur que Satan vienne lui voler son âme durant son sommeil. J'ai bien dû marcher des millions de kilomètres sur le plancher de sa chambre rien que pour la...

Sa voix s'éteignit. Elle se frotta les yeux.

— Assieds-toi donc, Priscilla, lui ordonna Délia en utilisant son nom de baptême pour la forcer à bouger. Tu te fais du mal, c'est tout.

Et, de ses grosses et larges mains, elle poussa Happy vers une chaise.

— Laisse-nous prendre en charge tes soucis un instant. Pour ça, il n'y a pas mieux qu'une pièce remplie de femmes. Winnie, apporte-moi la tasse.

— C'est très chaud, m'dame Fuller. Il faut souffler un peu dessus.

Winnie posa la tasse devant Happy, puis resta debout à côté d'elle, une main posée sur le dossier de sa chaise. Elle était allée à l'école avec l'aînée des Fuller, Belle, et celle-ci se trouvait être la première fillette blanche à l'avoir jamais invitée chez elle pour jouer à la poupée.

— Qu'est-ce que c'est?

— Ce qu'il te faut, répondit Délia en signifiant du geste à Winnie de s'écarter. Bois.

— Je ne veux pas d'une des potions magiques de Winnie, s'écria Happy, agacée. Je ne suis pas malade. Je suis seulement...

— Terrorisée et malheureuse, coupa Délia. A voir ta tête, je devine que tu n'as pas fermé l'œil de la nuit. Et puis, tu sais bien que Winnie ne cherche qu'à t'aider. Allez, bois et va prendre un peu de repos.

— Ce qu'il me faut, c'est du café, rétorqua Happy en voulant se relever.

Délia la repoussa contre le dossier de la chaise.

— Bon, tu vas m'écouter, maintenant. T'entêter n'arrangera rien. Si Dieu le veut, ta Darleen reviendra ici toute contente d'avoir provoqué ce remue-ménage. Mais pour le moment, tu as un bébé à l'étage qui, de toute manière, va avoir besoin de toi. Comment veux-tu t'en sortir avec lui si tu es épuisée?

— Je veux seulement qu'elle revienne, s'exclama Happy, les larmes aux yeux.

Elle laissa reposer sa tête contre la robuste poitrine de Délia.

— Je veux seulement que ma fille revienne. J'ai été si dure avec elle, Délia.

— Tu as fait ton devoir, c'est tout.

— Jamais elle n'a été contente. Même bébé, elle en demandait toujours plus. J'ai désiré le meilleur pour elle, mais c'était comme si je n'arrivais jamais à le trouver.

Emue, Caroline s'avança vers elle.

— Tiens, Happy, dit-elle en lui tendant la tasse. Bois un peu.

Happy prit une gorgée de la tisane, puis deux, et serra la main de Caroline.

— Elle croit que je ne l'aime pas, mais c'est faux. En un sens, on préfère toujours l'enfant qui vous donne le plus de chagrin. Et voilà que lorsqu'elle est venue hier pour que je la console de ce qui s'était passé entre Junior et le fils Bonny, je n'ai pas su m'y prendre. Bien sûr, elle avait tort. Elle n'a jamais été capable de voir la différence entre le bien et le mal, c'est vrai, mais elle était venue me voir, moi, sa mère, pour que je la réconforte. Et je ne l'ai pas fait. Alors on a fini par se disputer, comme d'habitude, et elle est partie en claquant la porte. Je ne lui ai même pas jeté un coup d'œil quand elle a repris sa voiture.

Elle se mit à sangloter. Délia la berça en lui caressant les cheveux. Susie, qui était revenue dans la pièce, avait passé un bras autour des épaules de Marvella.

— Et toutes ces autres filles, s'écria Happy en serrant convulsivement la main de Caroline. Oh, doux Jésus, toutes ces autres filles ! Je n'arrête pas d'y penser.

— Du calme, murmura Délia en portant la tasse à ses lèvres. Les policiers ont bien dit que c'était Austin, non? Et maintenant Austin est on ne peut plus mort. Eh quoi, Caroline ici présente lui a tiré en pleine figure, ce dont toutes les femmes d'Innocence lui sont reconnaissantes. Hormis Mavis Hatinger, peut-être, mais elle devrait elle aussi s'en réjouir, si du moins elle avait un grain de bon sens. Allez, viens avec moi, mon chou. Je t'emmène faire une chouette petite sieste.

— Une toute petite, alors.

Les paupières alourdies sous l'effet de la décoction de Winnie, Happy se laissa guider par Délia hors de la cuisine.

— Oh, maman ! s'exclama Marvella en se retournant pour pleurer contre l'épaule de Susie.

— Allons, allons, tu ne vas pas t'y mettre, toi aussi?

Elle lui tapota le dos.

— Si ça se trouve, il ne s'est rien passé du tout.

— Nous devons garder la foi, renchérit Winnie. Et tiens, à ce propos, je vais préparer un morceau au cas où d'autres arriveraient. Poulet grillé, ça va?

— Parfait, répondit Susie en donnant une dernière petite tape sur l'épaule de sa fille. Chérie, épluche-nous donc quelques patates et mets-les à bouillir. On les mangera en salade. Nous laisser mourir de faim n'arrangera rien. Et nul ne sait combien de temps il nous reste à attendre.

 

Debout sur la berge du Gooseneck Creek, Tucker s'épongeait le visage avec son mouchoir. La température avait grimpé jusqu'à 39°, et l'air était lourd à couper au couteau. Le ciel bleu pâlissait sous la lumière blanchâtre d'un soleil implacable.

Tucker s'imagina un instant en train de piquer une tête dans les eaux fraîches. Cette idée le rasséréna quelque peu. Il plongea son mouchoir dans la rivière pour s'en humecter le cou et le visage.

C'était en ce même lieu qu'Arnette avait été retrouvée, se souvint-il — par le frère de Darleen. Il profita de ce qu'il était accroupi pour dire une rapide prière.

« Seigneur, faites que ce ne soit pas moi qui la retrouve. »

Car on allait la retrouver, il en était certain. Il ne partageait pas l'optimisme de ceux qui soutenaient qu'elle était partie avec un autre homme. Elle n'avait eu le temps de séduire que Billy T., et ce dernier soutenait, ainsi que toutes les amies de Darleen, qu'elle ne lui avait laissé aucune nouvelle.

Tucker le croyait. Il était persuadé que Billy T. n'avait pas non plus cherché à la voir. C'était une question de fierté masculine, et Billy T. n'allait pas risquer la sienne en continuant à fréquenter une femme dont le mari avait eu raison de lui avec une simple poêle à frire. D'ailleurs, Darleen n'avait pas vraiment compté à ses yeux. Pour lui, toutes les femmes se valaient.

La comparaison inévitable avec lui-même laissa à Tucker un goût amer dans la bouche.

Darleen n'avait pas abandonné sa voiture sur le bas-côté de la route, au beau milieu d'une tempête, pour sauter dans celle de quelque nouvel ami ou amant. C'était d'autant moins probable que Junior s'était aperçu qu'elle n'avait emporté aucun de ses vêtements, et qu'elle n'avait pas non plus touché aux économies domestiques qu'elle tenait serrées dans son pot à café.

Oui, on la retrouverait, se répéta Tucker. Et de nouveau il supplia le ciel de lui épargner cet horrible privilège.

Il se releva pour fouiller les roseaux. On lui avait assigné pour secteur de recherches une partie des berges de la rivière. Il devait donc patauger dans les herbes folles et la vase, tout en espérant — comme les autres, il en était sûr — n'y trouver que quelques vieilles bouteilles de bière, voire, au pis, un préservatif usagé.

Tout le monde était armé, ce qui le rendait passablement anxieux. Junior avait déjà pulvérisé un mocassin d'eau. Mais comme cela avait eu l'air de lui faire du bien, personne n'avait protesté.

En réalité, les hommes se parlaient peu. Ils œuvraient en silence, tels des soldats préparant une embuscade. Ou en craignant une. L'un des hélicoptères demandés aux autorités du comté passait de temps à autre au-dessus de leurs têtes. Le récepteur que chacun portait à la ceinture se mettait alors à crachoter des bribes de conversation ou des grésillements de parasites. Le FBI hésitait à prendre les choses en main. Les fédéraux, il est vrai, ne connaissaient pas Innocence ni ses habitants. Mais surtout, Burns était convaincu que Darleen n'était qu'une épouse insatisfaite de plus, partie voir ailleurs si l'herbe était plus verte.

Selon Tucker, l'agent spécial rechignait plutôt à admettre qu'un nouveau meurtre était venu infirmer ses belles conclusions.

Chassant un essaim de moustiques d'un revers de main, il se sentit lui-même assez énervé pour vouloir achever, d'un doigt sur la détente, ces bourdonnants suceurs de sang. Il entendit résonner longuement le sifflet du train et regretta de ne pas s'y trouver, en partance pour n'importe où.

Quand il eut fini de quadriller son secteur, il revint sur ses pas pour rejoindre Burke, Junior, Toby ainsi que les autres volontaires qui fouillaient la même rive que lui.

— Ils auront bientôt fini la battue sur l'autre berge, déclara Burke.

Il gardait un œil vigilant sur Junior, prêt à intervenir au cas où le mari de Darleen voudrait se soulager de son angoisse en tirant sur autre chose qu'un serpent.

— Singleton et Carl ont appelé du marais des McNair. Jusqu'à présent, rien à signaler là-bas non plus.

Toby March reposa son fusil sur le capot de sa camionnette. Il songeait à sa femme, à sa fille, et, à sa grande honte, remerciait le ciel du fond du cœur que le meurtrier préférât tuer des Blancs.

— Nous avons encore six bonnes heures devant nous avant le coucher du soleil, lança-t-il à la cantonade. Je me disais que quelques-uns d'entre nous pourraient peut-être descendre vers Rosedale ou Greenville pour interroger les gens.

— J'ai déjà demandé à Barb Hopkins d'appeler tous les motels, les hôpitaux et les postes de police du coin, répliqua Burke en prenant le fusil de Toby pour aller le remiser avec le sien dans la cabine du camion de police. Les autorités du comté sont par ailleurs en train de diffuser sa photo.

— T'inquiète pas, s'écria Will Shiver en donnant une tape amicale sur l'épaule de Junior. Je suis sûr que les gars du comté vont la retrouver terrée dans un motel, assise sur le lit à se repeindre les ongles de pied devant la télé.

Sans un mot, Junior se dégagea de l'étreinte de Will d'un haussement d'épaules et partit se mettre à l'écart.

— Laisse-le tranquille, murmura Burke.

Chacun détourna obligeamment la tête. Toby cligna des yeux tout en ajustant la visière de sa casquette pour se protéger du soleil.

— Quelqu'un arrive, dit-il.

Il fallut aux autres plusieurs secondes pour percevoir à leur tour le bruissement du gravier et distinguer le fugace reflet métallique d'une voiture à travers les ondes de chaleur qui montaient de la route.

— Vous, les Noirs, vous avez vraiment des yeux perçants, remarqua Will sur un ton jovial. La voiture doit bien être encore à trois kilomètres d'ici.

— S'il n'y avait que les yeux..., répliqua Toby.

Le sarcasme avait été décoché de façon si subtile et insidieuse que Tucker dut se mordre l'intérieur des joues pour s'empêcher de sourire.

— Tu sais ce qu'on raconte d'habitude du reste de notre anatomie?

Will redressa la tête, intrigué.

— Ce ne sont que des racontars de bonnes femmes, à ce qu'il paraît.

— Non, monsieur, renchérit Toby sur un ton narquois. Beaucoup de femmes peuvent effectivement en témoigner.

Tucker toussa et détourna la tête pour allumer une cigarette. Il ne lui semblait pas convenable du tout de s'esclaffer en présence de Junior. Mais quoi, il était bon de se détendre une minute.

Il reconnut la voiture un instant après, à sa couleur — mais aussi à son allure.

— C'est Josie, affirma-t-il.

Il jeta un bref coup d'œil à Burke.

— Et on dirait bien qu'elle va écoper d'une nouvelle amende pour excès de vitesse.

Josie s'arrêta net sur l'accotement, provoquant une gerbe de gravier sous ses roues.

— Salut ! leur cria-t-elle en agitant la main par la portière. Barb nous avait assuré qu'on pourrait tous vous retrouver ici. Earleen et moi vous apportons le casse-croûte, les gars.

Elle se coula hors de la voiture, l'air frais et dispos, avec son short et sa chemisette nouée au-dessus du nombril. Ses cheveux étaient retenus en arrière par un foulard de soie qui, songea Tucker, la faisait ressembler à leur mère.

— C'est vraiment charmant de votre part, mesdames, déclara Will en gratifiant Josie d'un sourire qui lui aurait valu un soufflet retentissant de la part de sa fiancée.

— C'est que nous aimons prendre soin de nos hommes, n'est-ce pas, Earleen ?

Ayant rendu son sourire à Will, elle se tourna vers Burke.

— Mon chou, lui dit-elle, tu semblés épuisé. Viens un peu par ici que je te serve un verre de ce thé glacé. Nous en avons apporté deux pichets.

— Et puis une tonne de sandwichs au jambon, ajouta Earleen en saisissant une banne sur la banquette arrière.

Elle la posa sur le bas-côté de la route et en fit sauter le couvercle.

— Il faut reprendre des forces par cette chaleur, ajouta-t-elle.

— Oui, monsieur, un festin clé en main, renchérit Josie.

Et elle s'approcha du panier, tout en poursuivant son étourdissant babillage.

— Earleen et moi avons préparé tout cela si vite que nous pensons nous lancer dans la restauration rapide. Junior, viens prendre un de ces sandwichs si tu ne veux pas me briser le cœur.

Comme l'interpellé ne daignait même pas se retourner, elle se rabattit sur son frère.

— Tucker, sers-moi donc une tasse de thé.

En attendant qu'il s'exécutât, elle déballa un sandwich et le posa sur une serviette en papier.

— Regarde-moi ça, Earleen : ces gars risquent de nous laisser de quoi ravitailler la prochaine équipe, tu te rends compte ?

Elle se redressa, saisit la tasse que Tucker lui tendait et fit le tour du camion.

Junior continuait à fixer l'autre côté de la route. Josie pouvait voir tressaillir l'un des muscles de sa joue. Ayant laissé le sandwich sur le capot du camion, elle lui présenta la tasse de thé entre ses mains jointes.

— Tiens, bois, Junior. Cette chaleur te pompe toute ton énergie. Ah ! là, là ! Un homme pourrait boire des litres sans pisser une seule goutte. Allez, fais-moi plaisir.

Elle lui caressa doucement le dos.

— T'attraper un coup de chaleur n'arrangera rien.

— Nous ne l'avons pas trouvée.

— Je sais, mon chou. Vas-y, bois.

Elle lui poussa la tasse contre les lèvres.

— J'étais chez ta belle-mère, tout à l'heure. Quand je suis partie, ton petit garçon dormait comme un ange. Il a bon caractère, ce gamin. Et puis il a tes yeux, aussi.

Elle s'interrompit en voyant Junior avaler deux grosses gorgées de thé. Elle lui reprit la tasse et lui tendit le sandwich. Il se mit à mâcher machinalement, les yeux hagards de fatigue et d'inquiétude. Josie le prit par les épaules, sachant que peu de choses étaient aussi réconfortantes que le contact humain.

— Tout va bien se passer, Junior. Crois-moi. Sois un peu patient.

Les yeux de Junior se remplirent de larmes. Puis ses pleurs débordèrent de ses paupières, traçant des sillons à travers la sueur et la boue qui lui maculaient le visage. Il continuait cependant à manger.

— Je croyais que j'avais cessé de l'aimer depuis que je l'avais vue avec Billy T. dans la cuisine. C'était comme si mon cœur s'était fermé à ce moment-là. Mais maintenant, ce n'est plus pareil.

Emue par son chagrin, Josie pressa sa joue contre la sienne.

— Tout va s'arranger, Junior. Fais-moi confiance.

Il s'efforça de reprendre contenance.

— Je ne veux pas que mon fils grandisse sans avoir de mère.

— Rien ne l'y oblige, répliqua Josie.

Son regard s'assombrit tandis qu'elle lui essuyait ses larmes avec la serviette en papier.

— Non, reprit-elle, rien ne l'y oblige. Dis-toi bien ça, Junior, et tout ira pour le mieux.

 

Ils poursuivirent les recherches jusqu'à ce qu'il fît trop sombre pour que les hélicoptères pussent voler et les hommes y voir encore quoi que ce fût. Quand Tucker revint enfin chez lui, il fut accueilli par un Buster éreinté qui, durant toute la journée, avait essayé en vain d'éviter le chiot de Caroline.

— Je prends le relais, s'écria Tucker en gratifiant Vaurien d'une caresse distraite.

Il le prit dans ses bras. Se sentant ramené à l'intérieur, le chiot se tortilla et lécha Tucker en aboyant.

— Si tu es aussi turbulent depuis ce matin, je suis étonné que mon vieux braque n'ait pas attrapé une crise cardiaque.

Il se dirigea vers la cuisine tout en songeant rêveusement à une bière, une douche froide... et Caroline. Il y trouva Délia en train de trancher un rosbif et cousine Lulu absorbée par une réussite.

— Mais qu'est-ce qui te prend d'amener ce chien dans ma cuisine ?

— Je laisse Buster souffler un peu.

Il reposa le chien, qui se faufila immédiatement sous la chaise de Lulu.

— Des nouvelles de Caroline?

— Elle a appelé il y a dix minutes à peine, répondit Délia. Elle comptait rester avec Happy jusqu'au retour de Singleton ou de Bobby.

Elle disposa sur le plat une nouvelle tranche de rosbif. Tucker la lui vola. Voyant combien il était fatigué, elle ne lui tapa pas sur le bout des doigts.

— Elle est en route pour passer prendre son sac à puces.

Tucker grogna, la bouche pleine, et sortit une bière du réfrigérateur.

— Donne-m'en une, lui lança Lulu sans relever la tête. Les cartes, ça donne soif.

Tucker rouvrit le réfrigérateur pour saisir une deuxième canette, puis se pencha sur le jeu de Lulu.

— Tu ne peux pas mettre un trois noir sur un cinq noir. Il te faut un quatre rouge entre les deux.

— Faut-il encore que j'en aie un, repartit Lulu en éclusant sa bière.

Puis, ayant dévisagé Tucker par-dessus la canette :

— Tu ressembles à un vieux machin qui aurait traîné dans les marais, ajouta-t-elle.

— Tu ne crois pas si bien dire.

— La jeune Fuller n'a toujours pas été retrouvée? demanda-t-elle en tirant subrepticement un dix rouge de son paquet. Délia a passé la moitié de la journée chez Happy. Je me suis retrouvée condamnée à la réussite.

— C'était mon devoir de..., commença Délia.

Lulu l'arrêta d'un geste de la main.

— Nul ne te le reproche. Je t'aurais bien accompagnée, mais personne n'a songé à m'inviter.

— Je t'avais pourtant prévenue, s'exclama Délia en plantant son couteau dans la planche à découper.

— Ce n'est pas la même chose que d'être invitée, rétorqua Lulu.

Puis elle décida de donner à la conversation un tour moins oiseux.

— Les gens entrent et sortent comme dans un moulin, ici. J'en ai même des palpitations. Josie est par monts et par vaux jour et nuit. Tucker que voici disparaît jusqu'au soir. Dwayne est resté à peine cinq minutes avant de repartir avec une bouteille de Wild Turkey.

Délia voulut défendre sa nichée, puis se ravisa.

— Quand Dwayne est-il passé? s'enquit-elle en fronçant les sourcils.

— Il y a une demi-heure. L'avait l'air aussi crotté et harassé que Tucker. L'est reparti dans le même état.

— En voiture?

— Ça m'étonnerait, répondit Lulu en sortant un trousseau de clés de sa poche. Il avait pris la bouteille, alors moi je lui ai confisqué ceci.

Délia approuva d'un hochement de tête.

— Où vas-tu encore? demanda-t-elle à Tucker en voyant que ce dernier essayait de s'éclipser.

— Prendre une douche.

— Tu t'es traîné avec cette sueur sur le dos durant toute la journée, alors tu peux encore attendre un peu, non? Va donc voir si Dwayne n'est pas à l'étang.

— Oh, zut, Délia, j'ai déjà fait plus de cent cinquante kilomètres aujourd'hui.

— Eh bien, tu dois être en forme, maintenant. Je n'ai pas envie qu'il boive sa dernière tasse. Alors ramène-le ici, que je le nettoie et lui donne à manger. Les autres auront autant besoin de lui que de toi, demain.

Tucker reposa sa canette à moitié pleine en ronchonnant et sortit par la porte de service.

— Fasse le Seigneur qu'il n'ait pas encore eu le temps de se soûler, marmonna-t-il.

*

*    *

En fait, Dwayne n'était que gai — ce qui était précisément pour lui l'état éthylique préférable entre tous. Sa lassitude s'était fondue en un bourdonnement agréable et sympathique. Arpenter le marais des McNair en compagnie de Carl, Bobby Lee et les autres avait été pour lui une manière affligeante d'occuper sa journée.

Il avait fait cependant preuve de bonne volonté, et était prêt à recommencer le lendemain matin. Il n'avait mesuré ni son temps ni ses efforts, et comptait bien que personne ne lui mesurât en retour le petit moment de détente qui lui permettrait de noyer dans l'ivresse cette pénible journée.

Il avait surtout souffert pour Bobby Lee. Chaque fois qu'il avait regardé le visage tendu et terrorisé du jeune garçon, il s'était demandé ce qu'il aurait lui-même ressenti s'il avait dû partir ainsi à la recherche de sa propre sœur.

Cette pensée le poussa à se brûler les entrailles avec une nouvelle rasade de whisky.

Désormais, il désirait jouir de songeries plus divertissantes. Se plaire à écouter le contrepoint mélodieux que faisait à ses oreilles bourdonnantes le chant des grillons. Sentir la douceur de l'herbe sous ses pieds nus. Ou encore, pourquoi pas? passer la nuit ici même, pour regarder la lune se lever et les premières étoiles apparaître dans le ciel.

Lorsque Tucker vint s'asseoir à côté de lui, il lui tendit obligeamment la bouteille. Tucker la prit, mais n'y but point.

— Cette saleté te tue à petit feu, fils.

Dwayne se contenta de sourire.

— Ça tombe bien, dit-il, je ne suis pas pressé.

— Tu sais bien que Délia s'inquiète de te voir te détruire.

— Je ne le fais pas pour l'inquiéter.

— Alors pourquoi, Dwayne?

Tucker ne s'attendait pas à une réponse. Il dévisagea son frère et vit qu'il était encore assez lucide pour rester cohérent, et assez soûl pour lui parler.

— « L'alcoolisme est une aliénation volontaire. » Je ne sais plus très bien de qui est cette phrase ; en tout cas, elle sonne juste.

— Je ne suis pas encore soûl ni aliéné, répondit Dwayne placidement. Mais j'y travaille.

Désireux de choisir ses mots avec soin, Tucker prit le temps d'allumer une demi-cigarette.

— Ça va de mal en pis, Dwayne. Durant ces deux dernières années, ça a vraiment empiré. D'abord j'ai cru que c'était à cause de toute cette avalanche de problèmes. La mort de papa, puis celle de maman. Le départ de Sissy. Puis j'ai pensé que c'était parce que papa était lui-même un gros buveur et qu'il t'avait légué ce gène.

Irrité malgré lui, Dwayne reprit la bouteille des mains de Tucker.

— Tu n'as pas non plus le coude rouillé.

— Ouais. Mais ce n'est pas ma seule raison de vivre.

— Chacun fait de son mieux, repartit Dwayne en avalant une nouvelle gorgée de whisky. De toutes les activités que j'ai essayées, me soûler est la seule où je sois sûr de ne pas me planter.

— Tout ça, c'est des conneries !

Tucker s'était exprimé dans un sursaut de rage si vif et si âpre qu'il s'en trouva lui-même choqué. Jusqu'à cet instant, il ignorait à quel point cela l'accablait, le rongeait de l'intérieur, d'assister ainsi à la déchéance de ce grand frère que jadis il admirait et enviait.

— Tout ça, c'est des conneries, répéta-t-il.

Il se saisit de la bouteille et se leva pour la jeter dans l'étang.

— Je suis fatigué de cette comédie, sacré bon sang. Je suis fichtrement fatigué de te ramener sans cesse à la maison, de m'ingénier à te trouver des excuses, de te regarder te suicider sans rien dire, bouteille après bouteille. C'est exactement ce qu'il a fait, lui aussi. Il s'est soûlé la gueule exprès avant de prendre ce satané avion. Notre vieux s'est tué aussi sûrement que s'il s'était mis le canon d'un fusil dans la bouche.

Dwayne se redressa en chancelant. Il titubait un peu, mais son regard était ferme.

— Je ne t'autorise pas à me parler ainsi. Tu n'as aucun droit non plus de parler de lui de cette manière.

Tucker le saisit par la chemise. Il y eut un craquement de coutures déchirées.

— Et qui diable aurait ce droit à part moi, moi qui ai grandi en vous aimant tous les deux? en souffrant de vous deux?

Les mâchoires de Dwayne se contractèrent.

— Je ne suis pas papa.

— Non, mais tu es un bel ivrogne comme lui. La seule différence, c'est que la boisson lui donnait un air pathétique, alors que toi, elle te rend seulement pitoyable.

— Mais pour qui te prends-tu ? s'écria Dwayne en saisissant à son tour son frère par le collet, le visage grimaçant de colère. C'est moi, l'aîné. C'est toujours contre moi qu'il se retournait en premier. J'étais toujours censé m'occuper de tout, veiller sur cette saloperie d'héritage des Longstreet. C'est encore moi qui ai été envoyé en pension, moi qui me suis retrouvé avec l'exploitation sur les bras. Pas toi. Jamais toi, Tucker. Je n'ai pas voulu tout ce qui m'est échu, mais pas question pour lui de me laisser vivre ma vie. Alors maintenant qu'il est mort, j'ai le droit de faire ce qui me plaît.

— Tout ce que tu fais, c'est te noyer dans l'alcool. Tu as deux enfants, je te rappelle. Lui, au moins, il ne nous a pas lâchés. Il a assumé son rôle de père.

Dwayne poussa un rugissement, et ils se retrouvèrent tous deux à lutter sur le gazon, grondant comme des bêtes enragées. Tucker reçut un coup sec dans ses côtes encore douloureuses, et le regain de souffrance décupla sa fureur. Il toucha son frère aux lèvres au moment même où il basculait avec lui dans l'étang.

Ils sombrèrent, accrochés l'un à l'autre, puis refirent surface en crachant et en jurant. Ils se repoussaient du pied et de l'épaule, mais l'eau ralentissant leurs coups, ils commencèrent à se sentir ridicules.

Tucker saisit alors Dwayne par sa chemise déchirée et prit son élan pour lui assener un direct à la face. Dwayne se mit aussitôt dans une position si exactement semblable qu'ils se contemplèrent un instant l'un l'autre, abasourdis et haletants.

— Et zut, lâcha Tucker en abaissant le poing.

Il dévisagea Dwayne d'un œil éteint.

— Tu cognais plus fort, avant.

Encore étourdi, Dwayne essuya du revers de la main sa bouche tuméfiée.

— Tu étais moins rapide avant.

Ils se relâchèrent pour patauger jusqu'à la terre ferme.

— Moi qui voulais une douche, me voilà servi, déclara Tucker en écartant les cheveux qui lui tombaient sur les yeux. Et va savoir ce qu'il y a dans cette eau.

— Un quart de litre de Wild Turkey au moins, répondit Dwayne en souriant. Dis, tu te rappelles quand on venait nager ici, autrefois ?

— Ouais. Tu crois que tu peux encore arriver avant moi à l'autre berge?

— Tu parles.

Le sourire de Dwayne s'élargit. Il replongea dans l'eau et se mit à nager frénétiquement. Mais l'alcool accumulé au fil des ans le ralentissait. Tucker le dépassa avec la vélocité de l'anguille. D'un accord tacite, ils firent demi-tour et se laissèrent flotter sous la lune ascendante.

— Ouais, lança Dwayne après qu'ils eurent repris leur souffle. Tu étais moins rapide, avant. Les choses changent, on dirait.

— Beaucoup de choses, oui.

— Et j'en ai bousillé pas mal moi-même.

— Quelques-unes, c'est tout.

— J'ai la trouille, Tuck.

Il referma le poing dans l'eau. Ses doigts se refermèrent sur le vide.

— Tu sais, quand je bois... je vois bien quand je devrais m'arrêter, mais au bout d'un moment, je n'en comprends plus l'intérêt. Parfois, je ne me rappelle même plus ce que j'ai pu faire. Je me réveille plus tard avec la nausée et la migraine, et c'est comme si je sortais d'un rêve. Je n'arrive à me souvenir de rien.

— Tu peux t'en tirer, Dwayne. Il y a des lieux spéciaux pour ce genre de problème.

— J'aime être comme je suis, là, juste maintenant.

Dwayne regardait à travers ses cils les étoiles s'allumer une à une dans le ciel.

— Juste un chouette petit tournis, de quoi te dire que rien n'a vraiment d'importance. Le truc, ce serait de rester dans cet état-là pour toujours.

— Ce n'est pas une solution.

— Quelquefois je voudrais revenir en arrière pour repérer le moment où j'ai pris le mauvais chemin, pour arranger les choses.

— Tu as toujours su arranger les choses, Dwayne. Tu te rappelles ce modèle réduit d'avion que j'avais eu pour mon anniversaire? Je l'avais cassé dès le deuxième vol. Je savais que papa m'étriperait quand il le trouverait, mais toi, tu l'as complètement réparé. Ouais, maman disait toujours que tu avais un don pour cela.

— J'ai longtemps voulu être ingénieur.

Surpris, Tucker reprit pied sur le fond de l'étang.

— Tu ne me l'as jamais dit.

— A quoi bon ? répondit Dwayne sans cesser de fixer les étoiles. Les Longstreet sont des planteurs et des hommes d'affaires. Toi, tu aurais peut-être pu prendre une autre voie. Mais moi, j'étais l'aîné. Papa ne m'a jamais laissé le choix.

— Ce n'est pas une raison pour ne pas faire ce que tu veux maintenant.

— Oh, Tuck, j'ai trente-cinq ans. Ce n'est pas un âge pour retourner à l'école apprendre un métier.

— Il suffit de le vouloir.

— Je le voulais très fort quand j'avais dix ans. Mais c'était il y a si longtemps. Tout cela est derrière moi, maintenant. Comme le reste.

Il essaya de mieux distinguer les étoiles, mais elles demeuraient comme voilées dans une lointaine brume lumineuse.

— Sissy va épouser son marchand de chaussures.

— Il était prévisible qu'elle se remarie, avec lui ou un autre.

— M'a écrit qu'il voulait adopter mes gosses. Leur donner son nom. Evidemment, elle cessera d'y penser dès que j'aurai augmenté le montant de sa pension.

— Il ne faut pas que tu te laisses faire, Dwayne. Ces enfants sont les tiens, et ils le resteront quelles que soient ses manigances.

— Ouais, reprit Dwayne d'une voix nonchalante. Je me défendrai. Tout homme a ses limites, même moi. Il faudra bien que Sissy l'apprenne.

Il soupira, son regard errant entre ciel et eau.

— Je me sens détaché de tout, Tucker.

Du coin de l'œil, il aperçut une ombre qui remuait dans l'eau. « Une bouteille vide, se dit-il. Vide comme ma vie. »

— C'est un des bienfaits de l'alcool, vois-tu.

— Un bienfait mortel.

— Ne recommence pas.

— Bon sang, Dwayne !

Tucker allait se rapprocher de lui, lorsque sa jambe effleura une masse molle et gluante. Il poussa un petit cri.

— Satanés poissons-chats, s'écria-t-il. M'a foutu une trouille du diable, celui-là!

Il donna une ruade dans l'eau tout en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule.

C'est alors qu'il vit à son tour ce qui s'agitait sous la surface de l'étang, mais il ne le prit point pour une bouteille. La bouche sèche, le cœur affolé, il considéra avec effroi la main blanche qui flottait entre deux eaux.

— Jésus ! Oh, doux Jésus !

— Allons, ce n'est pas la petite bête qui va manger la grosse, répliqua Dwayne d'une voix placide.

Tucker lui agrippa le bras.

— Mais qu'est-ce qui te prend encore?

— Je crois que nous avons retrouvé Darleen, réussit à articuler Tucker.

Puis il ferma les yeux, songeant que certaines prières n'étaient sans doute pas appelées à être exaucées.

 

 

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